Magazine Rebel Été 2023 Juin 2023 | Page 62

société

Parcours d ’ un itinérant

Yvon Massicotte : de la rue à L ’ Itinéraire

PAR DANIEL DAIGNAULT
L ’ histoire que nous vous racontons ici n ’ est pas banale . Elle met en cause un homme qui a vu son univers basculer , à la suite d ’ un accident , ce qui l ’ a amené dans la rue et dormir dans des refuges . Les clichés sont tenaces lorsqu ’ il est question d ’ itinérance , et le parcours d ’ Yvon Massicotte nous fait réaliser que personne n ’ est à l ’ abri de se retrouver à la rue si le destin s ’ acharne sur soi .
Yvon Massicotte est âgé de 70 ans , il ne les parait pas . « Ça fait seize ans que je travaille à L ' Itinéraire et la plupart de mes clients pensent que j ' ai 50 ou 55 ans . Je suis chanceux », dit-il .
Yvon , à quel moment le vent a-t-il tourné dans ta vie ? J ' avais mon entreprise de ferrailles , je faisais des gros revenus et je dépensais aussi beaucoup . Je n ’ étais pas le genre à mettre de l ’ argent de côté . En 1995 , j ' ai travaillé dans l ' émondage des arbres . Ce jour-là , j ’ étais à l ’ île Bizard et pendant que je travaillais , un arbre est tombé sur moi . Je l ' ai reçu dans le dos , tout près de ma tête , un peu plus et j ' aurais pu mourir sur le coup . Quand mon neveu m ' a vu étendu par terre , je saignais de la bouche parce que la bûche m ' avait blessé à la tête , il pensait que je faisais une hémorragie interne et que j ' étais mort . J ’ ai été incapable de marcher durant quelques mois , et plus ça allait , plus je marchais tout croche , ça n ’ avait pas de bon sens .
Tu n ’ avais pas d ' assurance quand ton accident est arrivé ? Non , je travaillais en dessous de la table , je suis un autodidacte . Je peux remonter des moteurs de voitures , je peux souder , faire de la construction , je touche à tout . Quand tu n ’ as pas d ' instruction , on te donne le salaire minimum
Comment t ’ es-tu retrouvé à la rue ? J ’ avais une hernie à l ’ intérieur de la colonne vertébrale , j ’ ai été opéré deux fois au dos pour régler le problème et j ’ ai arrêté de travailler . J ’ étais sur l ' aide sociale et j ' avais des mois de loyers en retard . Un jour , la serrure a été changée , je ne pouvais plus retourner chez nous , ce qui fait que je me suis retrouvé à la rue . Moi , je ne savais même pas qu ’ il y avait des refuges à Montréal , je ne savais pas où aller . Je me suis promené en autobus durant trois jours , je dormais dehors . Ma sœur m ’ a donné des adresses de refuges , J ’ ai pu prendre une douche , on m ’ a donné des vêtements , puis je suis mis à ramasser des cannettes pour me faire un peu d ’ argent . En quatre ans , j ’ ai dormis dehors l ’ équivalent d ’ une semaine .
Quand tu étais dans la rue à chercher des cannettes , tu sentais que les gens te jugeaient ? Oui , mais je m ' habillais de façon à ce qu ' ils ne pensent pas que j ’ étais dans la rue . Quand ils me voyaient avec mes poches de canettes , ils pouvaient penser ça , mais les gens n ’ avaient pas peur de moi . Il y a certains itinérants qui parlent tout seuls , qui peuvent faire peur parce qu ' ils ont des problèmes de santé mentale , mais dans mon cas , ce n ’ était pas ça . Il y a même eu une dame qui est sortie d ’ une église un
jour pour me donner un cinq piastres pendant que j ’ étais dans un container à ramasser des canettes . Je lui ai montré mon sac , je lui ai dit que je n ’ avais pas besoin d ' argent , et elle m ’ a répondu : « Tu mérites ça , c ’ est de l ’ ouvrage ce que tu fais . »
À quel moment L ’ Itinéraire est entré dans ta vie ? J ’ avais un chum qui était dans la rue aussi , et il me parlait de L ’ Itinéraire . Ça se vendait 2 $ et pour moi , c ’ était de quêter . Tout le monde qui me verrait , qui me reconnaitrait et savait que je faisais de l ’ argent au boutte avant , qu ’ est-ce qu ’ ils diraient ? Mais j ’ ai décidé de l ’ essayer , je vendais le journal et je me cachais quasiment derrière . C ’ était en 2007 . La première journée , j ’ ai travaillé onze heures sans arrêter , et j ’ en avais vendu sept , ça m ’ a donné 7 $. Ça s ’ est amélioré , j ’ ai même été à un moment donné parmi les meilleurs vendeurs , j ’ en avais vendu huit cents en un mois . »
L ’ Itinéraire , c ’ est plus qu ’ un magazine qui est fait par toute une équipe . On accompagne les personnes vulnérables âgées de dix-huit ans et plus qui risquent de devenir itinérants , ou qui éprouvent des problèmes de dépendance ou de santé mentale . L ’ Itinéraire , c ’ est aussi 124 camelots actifs , pas moins de 150 repas sont servis au local situé coin Ste-Catherine et De Lorimier , et des intervenants sont disponibles pour venir en aide à ceux qui en ont besoin . Au fil des ans , peut-on lire sur le site , environ 3 200 personnes ont amélioré leur qualité de vie par la rédaction et la vente du magazine de rue . Dans le cas d ’ Yvon , comme pour bien d ’ autres , L ’ Itinéraire a été une bouée , une façon de retrouver de la dignité et de gagner sa vie . Surtout , il se dit heureux .
Est-ce qu ’ il t ’ arrive de penser que si cet arbre-là n ’ était pas tombé sur toi , tu aurais eu une vie bien différente ? Je n ’ aurais pas eu une plus belle vie que j ' ai là . Jamais je n ’ aurais fait de la télévision et de la radio pour raconter mon histoire et parler de l ’ itinérance . Le groupe communautaire est ma famille . J ' adore ce que je fais , rencontrer les gens et leur parler . J ' ai ce don-là de parler facilement , je ne suis pas gêné , c ’ était tout le contraire quand j ' étais petit . J ' étais énormément timide et introverti , et là je suis extroverti , dit-il en riant . Aujourd ’ hui , Yvon habite seul dans un logement , il reçoit sa pension de vieillesse , et il est toujours camelot pour L ’ Itinéraire en plus d ’ être un fier représentant de l ’ organisme . u
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